Son oeuvre sociologique est dominée par une analyse des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Bourdieu insiste sur l’importance des facteurs culturels et symboliques dans cette reproduction. En opposition aux conceptions marxistes, Bourdieu critique le primat donné aux facteurs économiques. Il entend souligner que la capacité des agents en position de Domination à imposer leurs productions culturelles et symboliques joue un rôle essentiel dans la reproduction des rapports sociaux de domination. Ce que Pierre Bourdieu nomme la violence symbolique, qu’il définit comme la capacité à faire méconnaître l’arbitraire de ces productions symboliques, et donc à les faire reconnaître comme légitimes, est ainsi d’une importance majeure dans son analyse sociologique.
Le monde social, dans les sociétés modernes, apparaît à Bourdieu comme divisé en ce qu’il nomme des champs. Il lui semble, en effet, que la différenciation des activités sociales a conduit à la constitution de sous-espaces sociaux, comme le champ ARTistique ou le champ politique, spécialisés dans l’accomplissement d’une activité sociale donnée. Ces champs sont dotés d’une autonomie relative envers la société prise dans son ensemble. Ils sont hiérarchisés et leur dynamique provient des luttes de compétition que se livrent les agents sociaux pour y occuper les positions dominantes. Ainsi, comme les analyses marxistes, Pierre Bourdieu insiste sur l’importance de la lutte et du conflit dans le fonctionnement d’une société. Mais pour Pierre Bourdieu, ces conflits s’opèrent avant tout dans les différent champs sociaux. Ils trouvent leur origine dans la hiérarchie de chacun des champs, et sont fondés sur l’opposition entre agents dominants et agents dominés. Pour Bourdieu, les conflits ne se réduisent donc pas aux conflits entre classes sociales sur lesquels se centre l’analyse marxiste.
Biographie
Pierre Bourdieu est né en
1930 à
Denguin dans le
Béarn, dans les Pyrénées-Atlantiques. Son père, originaire d’un milieu paysan, est
facteur puis facteur-receveur.
Études
Excellent élève (interne) au lycée Louis Barthou à Pau, il est remarqué par un de ses professeurs, ancien élève de l’École normale supérieure (ENS), qui lui conseille de s’inscrire en classe préparatoire en khâgne au lycée Louis-le-Grand de Paris, en 1948.
Il est reçu à l’École normale supérieure de la Rue d'Ulm, dans la même promotion qu'Emmanuel Le Roy Ladurie. Il y retrouvera peu à peu ses anciens camarades de classe préparatoire comme Jacques Derrida ou Louis Marin. Alors que la scène philosophique française est dominée par la figure de Jean-Paul Sartre et par l'Existentialisme, Bourdieu réagit comme de nombreux normaliens de sa génération et se tourne vers les « courants dominés » du champ philosophique : le pôle de l'histoire de la philosophie proche de l'histoire des sciences, représenté par Martial Gueroult et Jules Vuillemin, et l'épistémologie enseignée par Gaston Bachelard et Georges Canguilhem. Il soutient en 1953, sous la direction d'Henri Gouhier, un mémoire sur les Animadversiones de Leibniz. En plus de son cursus, il suit aussi le séminaire d'Éric Weil à l'EPHE sur la philosophie du droit de Hegel. Agrégé de philosophie en 1954, il s'inscrit auprès de Georges Canguilhem pour une thèse de philosophie sur les structures temporelles de la vie affective, qu'il abandonnera en 1957 afin de se consacrer à des études sociologiques de terrain.
Début de carrière
Après une brève expérience en tant que professeur au lycée de
Moulins en
1954-
1955, il est appelé par l’armée à
Versailles au service psychologique des armées. Cependant, pour raisons disciplinaires, il est rapidement envoyé en
Algérie dans le cadre de la « pacification », où il accomplit l’essentiel de son
service militaire, alors de deux ans. De
1958 à
1960, souhaitant poursuivre ses études sur l’Algérie, il prend un poste d’assistant à la Faculté des Lettres d’
Alger. Il retourne en France métropolitaine en
1960, fuyant le putsch des Généraux à Alger. Il est alors assistant de
Raymond Aron à l’
Université de Paris, puis maître de conférence à l’université de
Lille, où il retrouve
Éric Weil, jusqu’en
1964. En
1962, il se marie avec Marie-Claire Brisard, avec laquelle il a trois enfants : Jérôme,
Emmanuel et Laurent.
Algérie : le passage à la sociologie
Ce moment algérien sera décisif : c’est là, en effet, que se décide sa Carrière de sociologue. Délaissant la philosophie, il va, ainsi, mener toute une série de travaux d’Ethnologie en Algérie, qui débouchent sur l’écriture de plusieurs livres. Ses premières enquêtes le mènent dans les régions de Kabylie et de Collo, bastions nationalistes où la guerre fait rage. Après une Sociologie de l’Algérie publiée en 1958, qui est une synthèse des savoirs existants sur le pays, il publie, en 1963, Travail et travailleurs en Algérie, étude de la découverte du travail salarié et de la formation du Prolétariat urbain en Algérie, en collaboration avec Alain Darbel, Jean-Paul Rivet et Claude Seibel. 1964 voit la publication de son ouvrage Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, en collaboration avec Abdelmalek Sayad, sur la destruction de l’Agriculture et de la société traditionnelle et la politique de regroupement des populations par l’Armée française. Après son retour en métropole, Bourdieu profite, jusqu’en 1964, des vacances scolaires pour collecter de nouvelles données sur l’Algérie urbaine et rurale de l’époque.
Le terrain ethnologique de la Kabylie ne cessa, même après qu’il eut cessé de s’y rendre, de nourrir l’oeuvre anthropologique de Pierre Bourdieu. Ses principaux travaux sur la Théorie de l'action Esquisse d’une théorie de la pratique (1972) et Le Sens pratique (1980) naissent ainsi d’une réflexion anthropologique sur la société kabyle traditionnelle. De même, son travail sur les rapports de genre, La domination masculine (1998), se fonde, pour une part, sur une analyse des mécanismes de reproduction de la domination masculine dans la société traditionnelle kabyle.
L’École des hautes études en sciences sociales
En 1964, Bourdieu rejoint l’École des hautes études en sciences sociales, ou EHESS. La même année, sa collaboration commencée plus tôt avec
Jean-Claude Passeron, conduit à la publication de l’ouvrage
Les Héritiers, qui rencontre un vif succès et contribue à faire de lui un sociologue « en vue ».
À partir de 1965, avec Un Art moyen. Essais sur les usages sociaux de la photographie, suivi en 1966 par L’amour de l’Art, Pierre Bourdieu engage une série de travaux portant sur les pratiques culturelles, qui occupent une part essentielle de son travail sociologique dans la décennie suivante, et qui débouchent sur la publication, en 1979, de La Distinction : critique sociale du jugement, qui est sans doute son oeuvre la plus importante.
En 1968, il fonde le centre de sociologie européenne, à l’EHESS, avec le soutien de Raymond Aron, qui avait reçu une subvention de la Fondation Ford à cette intention. La même année, il publie avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron Le Métier de sociologue, un traité dans lequel ils exposent, à partir d’un choix de textes d’auteurs, les méthodes de la sociologie. L’ouvrage devait comporter trois volumes. Le second, qui porte sur le symbolisme dans la société, avait déjà son plan détaillé et ses matériaux.
Le Collège de France
Il devient professeur titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France en 1981 — position la plus prestigieuse au sein du système universitaire français. Il est le premier sociologue à recevoir la médaille d'or du CNRS en 1993.
On peut ainsi souligner le paradoxe d’un homme qui n’a cessé de se vivre comme à la marge des institutions académiques dominantes, dont il a même entrepris l’étude critique, par exemple dans Homo academicus, alors même qu’il a réalisé une des « carrières » universitaires les plus exemplaires qui soient.
Engagement
À partir de
1990, Pierre Bourdieu s’implique plus fortement dans la vie politique, investissant la figure de l’
Intellectuel engagé. Durant la guerre civile en Algérie, il soutient les intellectuels algériens. Lors du mouvement de novembre/décembre 1995, il défend les grévistes. En
1996, il sera l’un des initiateurs des « États généraux du mouvement social ». Il soutient également le mouvement de chômeurs de l’hiver 1997-1998, qui lui apparaît comme un « miracle social ». L’axe central de son engagement consiste en une critique de la diffusion du
Néolibéralisme et des politiques de démantèlement des institutions de l’
État-providence.
« On a là un exemple typique de cet effet de croyance partagée qui met d’emblée hors discussion des thèses tout à fait discutables. Il faudrait analyser le travail collectif des “nouveaux intellectuels” qui a créé un climat favorable au retrait de l’État et, plus largement, à la soumission aux valeurs de l’économie. Je pense à ce que l’on a appelé “le retour de l’Individualisme”, sorte de prophétie auto-réalisante qui tend à détruire les fondements philosophiques du welfare state et en particulier la notion de responsabilité collective (dans l’accident de travail, la maladie ou la misère), cette conquête fondamentale de la pensée sociale (et sociologique). Le retour à l’individu, c’est aussi ce qui permet de « blâmer la victime », seule responsable de son malheur, et de lui prêcher la self help, tout cela sous le couvert de la nécessité inlassablement répétée de diminuer les charges de l’Entreprise. »
Sans qu’il soit favorable à une solution alternative au
Capitalisme, sa critique sociale fait de lui une des figures du mouvement
altermondialiste, alors naissant. La plupart de ses interventions sont regroupées dans deux ouvrages intitulés
Contre-feux.
De cette période date également La Misère du monde (1993), ouvrage d’entretiens, qui cherche à montrer les effets destructurateurs des politiques néolibérales, et qui remporte un très important succès public.
L’éditeur
En
1964, il devient directeur de la collection
Le sens commun aux Éditions de Minuit, dans laquelle est publié la plupart de ses livres, jusqu’en
1992 où il change d’éditeur, au profit des
Éditions du Seuil. Dans cette collection, Pierre Bourdieu publie des classiques des sciences sociales (
Émile Durkheim,
Marcel Mauss, etc.) ou de la philosophie (
Ernst Cassirer,
Erwin Panofsky, etc.), et fait découvrir aux lecteurs français des sociologues
américains de premier plan (traductions d’
Erving Goffman).
En 1975, il fonde, notamment avec le soutien de Fernand Braudel, puis dirige jusqu’à sa mort, la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales, qui sera un lieu d’exposition de ses travaux et de ceux de ses élèves. Elle se démarque des revues universitaires traditionnelles par le recours à de nombreuses illustrations (photographie, bande dessinées, etc.), son grand format et sa mise en page.
En 1995, à la suite des mouvements sociaux et pétitions de novembre-décembre en France, il fonde une Maison d'édition, Raisons d’agir, à la fois militante et universitaire, publiant des travaux, souvent de jeunes chercheurs qui lui sont liés, procédant à une critique du Néolibéralisme.
Influence et oppositions
L’implication de Bourdieu dans l’espace public lui a assuré une renommée dépassant le monde universitaire, faisant de lui un des grands intellectuels français de la seconde moitié du
XXe siècle, à l’instar de
Michel Foucault ou
Jacques Derrida. Toutefois, à l’image de ces deux philosophes, sa pensée, bien qu’elle ait exercé une influence considérable sur le champ des sciences sociales dans l’espace francophone (et, d’une façon moindre, anglophone) n’a pas cessé de faire l’objet de vives critiques, l’accusant par exemple de
Réductionnisme.
Il sera, dans les médias, un personnage controversé, même s’il restera, selon l’expression d’un magazine, le plus « médiatique des anti-médiatiques » . On peut y voir l’effet de sa critique du monde médiatique. Sa participation à l’émission Arrêts sur images du 23 janvier 1996 constitue un épisode à la fois marquant et révélateur du rapport que Pierre Bourdieu a pu entretenir avec les médias. L’émission, qui faisait suite à la grève de novembre/décembre 1995, devait rendre compte du traitement médiatique de celle-ci. P. Bourdieu en était l’invité principal. Plutôt que de développer librement ses analyses, il fit l’objet de violentes critiques de la part des autres invités, professionnels des médias, Guillaume Durand et Jean-Marie Cavada. Il y vit la confirmation de l’impossibilité de « critiquer la Télévision à la télévision parce que les dispositifs de la télévision s’imposent même aux émissions de critique du petit écran ». Peu de temps après, il écrivit un petit ouvrage, qui eut un immense succès, Sur la télévision, où il chercha à montrer que les dispositifs des émissions télévisuelles sont structurés d’une manière telle qu’ils engendrent une puissante Censure de toutes les paroles critiques de l’ordre dominant.
Il décède le 23 janvier 2002 d’un Cancer, après avoir travaillé durant ses derniers mois à la théorie des champs, à un ouvrage inachevé sur Édouard Manet et la révolution symbolique, ainsi qu’à son Autobiographie, Esquisse pour une auto-analyse.
Sa tombe est au cimetière du Père-Lachaise, à Paris, près de celles de Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon et de Jean Anthelme Brillat-Savarin.
Théorie sociologique
Présentation
Une oeuvre aux filiations complexes
Bourdieu est l’héritier de la sociologie classique, dont il a synthétisé, dans une approche profondément personnelle, la plupart des apports principaux.
Ainsi de
Max Weber, il a retenu l’importance de la dimension symbolique de la légitimité de toute domination dans la vie sociale ; de même que l’idée des ordres sociaux qui deviendront, dans la théorie bourdieusienne, des
champs. De
Karl Marx, il a repris le concept de capital, généralisé à toutes les activités sociales, et non plus seulement économiques. D’
Émile Durkheim, enfin, il hérite un certain style déterministe et, en un sens, à travers
Marcel Mauss et
Claude Lévi-Strauss, structuraliste.
Il ne faut pas, toutefois, négliger les influences philosophiques chez ce philosophe de formation : Maurice Merleau-Ponty et, à travers celui-ci, la Phénoménologie de Husserl ont joué un rôle essentiel dans la réflexion de Bourdieu sur le corps propre, les dispositions à l’action, le sens pratique : c’est-à-dire dans la définition du concept central d’habitus. Par ailleurs, Wittgenstein, cité dès Esquisse d’une théorie de la pratique en 1971, est une source d’inspiration importante pour Bourdieu, en particulier dans sa réflexion sur la nature des règles suivies par les agents sociaux. Enfin, Bourdieu placera, à la fin de sa vie, sa sociologie sous le signe de Pascal : « J’avais pris l’habitude, depuis longtemps, lorsqu’on me posait la question, généralement mal intentionnée, de mes rapports avec Marx, de répondre qu’à tout prendre, et s’il fallait à tout prix s’affilier, je me dirais plutôt pascalien . »
« Structuralisme constructiviste » ou « constructivisme structuraliste »
L’oeuvre de Pierre Bourdieu est construite sur la volonté affichée de dépasser une série d’oppositions qui structurent les sciences sociales (subjectivisme/objectivisme, micro/macro, liberté/déterminisme), notamment par des innovations conceptuelles. Les concepts d’
habitus, de
capital ou de
champ ont été conçus, en effet, avec l’intention d’abolir de telles oppositions.
Ainsi, dans Choses dites, Bourdieu propose de donner à sa théorie sociologique le nom de « structuralisme constructiviste » ou de « constructivisme structuraliste ». Dans ces termes s’affichent cette volonté de dépassement des oppositions conceptuelles fondatrices de la sociologie : en particulier ici celle opposant le Structuralisme, qui affirme la soumission de l’individu à des règles structurelles, et le Constructivisme, qui fait du monde social le produit de l’action libre des acteurs sociaux. Bourdieu veut ainsi souligner que, pour lui, le monde social est constitué de structures qui sont certes construites par les agents sociaux, selon la position constructiviste, mais qui, une fois constituées, conditionnent à leur tour l’action de ces agents, selon la position structuraliste. On rejoint ici, par d’autres termes, ce que la sociologie anglo-saxonne appelle l’opposition structure/agency (agent déterminé entièrement par des structures le dépassant/acteur créateur libre et rationnel des activités sociales) dont la volonté de dépassement caractérise particulièrement le travail conceptuel de Bourdieu.
Plan de l’étude
Riche de plus de 30 livres et de centaines d’articles, l’oeuvre de Bourdieu aborde un nombre très important d’objets empiriques. Elle est toutefois ordonnée autour de quelques concepts directeurs :
- centralité de l’habitus comme principe de l’action des agents dans le monde social (l’habitus) ;
- un monde social divisé en champs, qui constituent des lieux de compétition structurés autour d’enjeux spécifiques (la théorie des champs) ;
- un monde social où la violence symbolique, c’est-à-dire la capacité à perpétuer des rapports de domination en les faisant méconnaître comme tels par ceux qui les subissent, joue un rôle central (La violence symbolique).
- L’oeuvre de Bourdieu débouche, enfin, sur une théorie de la société et des groupes sociaux qui la composent. Celle-ci entend montrer : 1-comment se constituent les hiérarchies entre les groupes sociaux ; 2-comment les pratiques culturelles occupent une place importantes dans la lutte entre ces groupes 3- comment le système scolaire joue un rôle décisif pour reproduire et légitimer ces hiérarchies sociales (Une théorie de l’espace social).
L’habitus
Introduction
Par le concept d’habitus, Bourdieu vise à penser le lien entre socialisation et actions des individus. L’habitus est constitué en effet par l’ensemble des dispositions, schèmes d’action ou de perception que l’individu acquiert à travers son expérience sociale. Par sa socialisation, puis par sa trajectoire sociale, tout individu incorpore lentement un ensemble de manières de penser, sentir et agir, qui se révèlent durables. Bourdieu pense que ces dispositions sont à l’origine des pratiques futures des individus.
Toutefois, l’habitus est plus qu’un simple conditionnement qui conduirait à reproduire mécaniquement ce que l’on a acquis. L’habitus n’est pas une habitude, que l’on accomplit machinalement. En effet, ces dispositions ressemblent d’avantage à la grammaire de sa langue maternelle. Grâce à cette grammaire acquise par socialisation, l’individu peut, de fait, fabriquer une infinité de phrases pour faire face à toutes les situations. Il ne répète pas inlassablement la même phrase, comme le ferait un perroquet. Les dispositions de l’habitus sont du même type : elles sont des schèmes de perception et d’action qui permettent à l’individu de produire un ensemble de pratiques nouvelles adaptées au monde social où il se trouve. L’habitus est « puissamment générateur » : il est même à l’origine d’un sens pratique. Bourdieu définit ainsi l’habitus comme des « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes ». L’habitus est structure structurée puisqu’il est produit par socialisation ; mais il est également structure structurante car générateur d’une infinité de pratiques nouvelles.
Dans la mesure où ces dispositions font système, l’habitus est à l’origine de l’unité des pensées et actions de chaque individu. Mais, dans la mesure où les individus issus des même groupes sociaux ont vécu des socialisations semblables, il explique aussi la similitude des manières de penser, sentir et agir propres aux individus d’une même classe sociale.
Cela ne signifie pas toutefois que les dispositions de l’habitus soient immuables : la trajectoire sociale des individus peut conduire à ce que leur habitus se transforme en partie. D’autre part, l’individu peut partiellement se l’approprier et le transformer par un retour sociologique sur soi.
Propriétés générales de l’habitus
Hystérésis de l’habitus
Les dispositions constitutives de l’habitus ont pour première propriété d’être durables, c’est-à-dire de survivre au moment de leur incorporation.
Pour penser cette durabilité des dispositions, Bourdieu introduit le concept d’Hystérésis de l’habitus. Ce concept cherche à désigner le phénomène par lequel un agent, qui a été socialisé dans un certain monde social, en conserve, dans une large mesure, les dispositions, même si elles sont devenues inadaptées suite par exemple à une évolution historique brutale, comme une révolution, qui a fait disparaître ce monde.
Un exemple, que Bourdieu emprunte à Marx, bien que se référant à un personnage de roman, permet d’illustrer ce phénomène : celui de Don Quichotte. Chevalier dans un monde où il n’y a plus de chevalerie, et inapte à faire face à l’effondrement de son univers, il en vient à chasser les moulins à vent qu’il prend pour d’immenses tyrans.
Bourdieu donne un autre exemple dans Le Bal des célibataires : les stratégies matrimoniales perdurent comme habitus à une époque où elles ont perdu leur sens, provoquant une crise matrimoniale dans la société paysanne béarnaise.
Transposabilité de l’habitus
Les dispositions constitutives de l’habitus sont, d’autre part, transposables. Bourdieu veut dire par là que des dispositions acquises dans une certaine activité sociale, par exemple au sein de la famille, sont transposées dans une autre activité, par exemple le monde professionnel. Le caractère transposable des dispositions est lié à une autre hypothèse : les dispositions des agents sont unifiées entre elles. Cette hypothèse est au centre de l’ouvrage intitulé
La Distinction. où Bourdieu entend montrer que l’ensemble des comportements des agents sont reliés entre eux par un « style » commun.
Dans La Distinction — qui porte essentiellement sur la structure sociale — Bourdieu met en évidence l’existence de « styles de vie » fondés sur des positions de classes différentes. Par exemple, il fait ainsi apparaître le lien qui unit l’ensemble des pratiques sociales des ouvriers. Ainsi, le rapport à la nourriture des ouvriers entretient un rapport d’homologie avec leur appréhension de l’art. Pour les ouvriers, la nourriture doit être avant tout nourrissante, c’est-à-dire utile et efficace, et elle est souvent lourde et grasse, c’est-à-dire sans considération hygiénique. De même, la vision de l’art des ouvriers est fondé sur un rejet de l’art abstrait et privilégie l’art réaliste, c’est-à-dire utile, et un peu « pompier », autrement dit, "lourd" et sans "finesse". Bourdieu retrouve cette insistance sur l’utilité dans le type de vêtements portés par les ouvriers, qui sont avant tout fonctionnels. Ce style de vie est donc unifié par un petit nombre de principes, que sont en particulier la fonctionnalité et l’absence de recherche de l’élégance. Pour Bourdieu, le style de vie des ouvriers se fonde ainsi, fondamentalement, sur le privilège accordé à la substance plutôt qu’à la forme dans l’ensemble des pratiques sociales. Bourdieu voit dans ce style de vie l’effet des dispositions de l’habitus des ouvriers, qui sont elles même le produit de leur mode de vie. La vie des ouvriers est, en effet, placée sous le mode de la nécessité, en l’absence de ressources économiques : elle engendre ainsi des dispositions où dominent la recherche de l’utile et du nécessaire.
Caractère générateur de l’habitus
Bourdieu, dans de très nombreux textes, entend souligner le caractère « générateur » de l’habitus. L’habitus, cette « structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante », a, en effet, comme propriété d’être à l’origine d’une infinité de pratiques possibles.
À partir d’un nombre restreint de dispositions, l’agent est, ainsi, capable d’inventer une multiplicité de stratégies — un peu à la façon de la grammaire d’une langue, par exemple celle du français, ensemble limité de règles, qui permet à ses locuteurs de créer néanmoins une infinité de phrases, à chaque fois adaptées à la situation.
Le sens pratique
Ce caractère « générateur » de l’habitus est, enfin, lié à une dernière propriété de l’habitus : celle d’être au principe de ce que Bourdieu nomme le « sens pratique ».
Bourdieu veut dire par là que l’habitus étant le reflet d’un monde social, il lui est adapté et permet aux agents, sans que ceux-ci n’aient besoin d’entreprendre une réflexion « tactique » consciente, de répondre immédiatement et sans même y réfléchir, aux évènements auxquels ils font face.
Ainsi, à la façon d’un joueur de tennis, qui ayant profondément acquis la logique de son jeu, court vers où la balle, lancée par son adversaire, va retomber, sans même y penser (on dit alors qu’il a acquis les automatismes de son jeu), l’agent va agir de même dans le monde social où il vit en développant, grâce à son habitus, de véritables « stratégies inconscientes » adaptées aux exigences de ce monde. Ainsi, « le principe réel des stratégies le sens pratique, ou, si l’on préfère, ce que les sportifs appellent le sens du jeu, comme maîtrise pratique de la logique ou de la nécessité immanente d’un jeu qui s’acquiert par l’expérience du jeu et qui fonctionne en deça de la conscience et du discours. »
Avec sa théorie du sens pratique, Bourdieu semble retrouver en apparence la théorie de l’acteur rationnel, dominante en économie, en ce qu’il insiste sur le fait que l’habitus est au principe de stratégies par lesquels les agents accomplissent la recherche d’un intérêt. La différence est pourtant profonde : Bourdieu veut, au contraire, montrer que les agents ne calculent pas en permanence, en cherchant intentionnellement à maximiser leur intérêt selon des critères rationnels explicites. Il critique ainsi fortement la théorie de l’acteur rationnel : il refuse l’idée que les acteurs soient des stratèges minutieux et conscients à la poursuite d’intérêts longuement réfléchis. Pour lui, les agents agissent, bien au contraire, à partir de leurs dispositions et des savoirs faire inscrits dans leur corps, qui rendent possible ce « sens du jeu », et non par une réflexion consciente. Comme Bourdieu l’écrit, « l’habitus enferme la solution des paradoxes du sens objectif sans intention subjective : il est au principe de ces enchaînements de coups qui sont objectivement organisés comme des stratégies sans être le produit d’une véritable intention stratégique. »
Le « sens pratique » n’est toutefois possible que pour autant que l’agent soit confronté à un champ social qui lui soit familier, qui corresponde à celui où il a été socialisé et où il a donc incorporé les structures constitutives de son habitus.
L’illusio
Bourdieu prolonge sa critique en refusant l’utilitarisme de la théorie de l’acteur rationnel : l’intérêt ne se résume pas, pour Bourdieu, à un intérêt matériel. Il est la croyance qui fait que les individus pensent qu’une activité sociale est importante, vaut la peine d’être poursuivie. Il existe donc autant de types d’intérêt que de champs sociaux : chaque espace social propose en effet aux agents un enjeu spécifique. Ainsi l’intérêt que poursuivent les hommes politiques n’est pas le même que celui des hommes d’affaires : les uns croient que le pouvoir est la source fondamentale d’utilité, tandis que l’enrichissement économique est la motivation première des
businessmen. Bourdieu a ainsi proposé de substituer au terme d’
intérêt celui d’
illusio. Par ce mot, Bourdieu entend en effet souligner qu’il n’est pas d’intérêt qui ne soit une croyance, une
illusion : celle de croire qu’un enjeu social spécifique a une importance telle qu’il faille le poursuivre. Comme le note Bourdieu,
« l’illusio, c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer. » Or, cette
illusio est acquise par socialisation. L’agent croit que tel enjeux social est important, parce qu’il a été socialisé à le croire. Les intérêts sociaux sont ainsi des croyances, socialement inculquées et validées.
Aux origines du concept d’habitus
Élaboré à la fin des années soixante, thématisé une première fois dans la préface à une publication d’oeuvres d’ethnologie kabyle,
Esquisse d’une théorie de la pratique (1972), complétée dans
Le sens pratique (1980), le concept d’habitus visait, primitivement, à dépasser les deux conceptions du sujet et de l’action alors dominantes dans l’espace intellectuel français.
S’opposaient ainsi les théories inspirées de la Phénoménologie, et en particulier l’Existentialisme de Jean-Paul Sartre, qui plaçaient au coeur de l’action la liberté absolue du sujet, aux théories issues du Structuralisme, en particulier l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss, qui faisait de l’action du sujet un comportement entièrement régi par des règles objectives.
Face au structuralisme, Bourdieu a voulu redonner une capacité d’action autonome au sujet, sans toutefois lui accorder la liberté que lui prêtait l’Existentialisme. La « solution » que propose Bourdieu est de considérer que l’agent a, lors des différents processus de socialisation qu’il a connus, en particulier sa socialisation primaire, incorporé un ensemble de principes d’action, reflets des structures objectives du monde social dans lequel il se trouve, qui sont devenus en lui, au terme de cette incorporation, des « dispositions durables et transposables », selon l’une des définitions de l’habitus que propose Bourdieu. Ainsi, l’agent, en un certain sens agit de lui même, à la différence du sujet structuraliste qui actualisait des règles : en effet, son action est le produit des « stratégies inconscientes » qu’il développe. Toutefois, ces stratégies sont constituées à partir de dispositions que l’agent a incorporées. Au fondement de l’action, on trouve donc l’ensemble de ces dispositions qui constituent l’habitus. C’est pour cela que Bourdieu préfère au terme d’acteur, généralement employé par ceux qui veulent souligner la capacité qu’a l’individu d’agir librement, celui d’agent, qui insiste, au contraire, sur les déterminismes auxquels est soumis l’individu.
L’action des individus est donc, au terme de la théorisation de Bourdieu, fondamentalement le produit des structures objectives du monde dans lequel ils vivent, et qui façonnent en eux un ensemble de dispositions qui vont structurer leurs façons de penser, de percevoir et d’agir.
À l’origine de la théorie du sens pratique : les stratégies matrimoniales
Dès le milieu des
Années 1960, Bourdieu s’intéresse au champ des études de
Parenté, si cher à l’
Anthropologie classique. Cela sera le premier chantier d’une critique radicale de l’
Objectivisme dominant alors la théorie anthropologique. En forgeant une nouvelle théorie qui trouve sa source dans le sens de la pratique, il marque, en effet, une nette rupture avec le
Structuralisme, théorie qui pour sa part privilégie l’étude des règles et des normes pour expliquer les pratiques de la vie sociale. Ses travaux ethnographiques en Kabylie et, parallèlement, en
Béarn (notamment dans son village natal) sont l’occasion alors pour lui de proposer un concept nouveau, celui de « stratégie matrimoniale ».
Bourdieu nous dit que l’individu social est un agent mû par un intérêt, personnel ou collectif (son groupe, sa famille), dans un cadre élaboré par l’habitus qui est le sien. C’est-à-dire que sur la base d’un ensemble réduit de quelques principes normatifs, correspondant à une position sociale et à une condition matérielle, l’agent élabore la stratégie qui sert le mieux ses objectifs. Appliquée au domaine de la parenté, cette idée nous montre des individus opérant des choix cruciaux à l’occasion des mariages dans le but, déterminant à l’avis de l’auteur, de la préservation ou de l’amélioration de la condition sociale de la famille. C’est le concept de « stratégie matrimoniale » qui complexifie et affine notre regard sur des situations jusqu’ici peu expliquées, par exemple le fait, en Béarn, de confier à une fille plutôt qu’à un garçon la transmission du patrimoine familial pour éviter de le voir morcelé. Il utilise l’analogie du joueur de cartes, qui doit composer son jeu et atteindre son objectif, en fonction des atouts et des fausses cartes qu’il a en main. « Tout se passe comme si ces stratégies matrimoniales visaient à corriger les ratés des stratégies de fécondité » nous dit l’auteur. Finalement, en étudiant justement ces situations particulières (le droit d’aînesse, le primat de la masculinité dans les affaires de succession, la question du mariage du cadet), Bourdieu nous montre un modèle d’analyse où le mariage (l’alliance) et la succession (la filiation) sont avant tout une somme de pratiques dont le sens est construit par l’utilisation réfléchie de chacun.
La théorie des champs
Pierre Bourdieu définit la société comme une imbrication de champs : champs économique, culturel, artistique, sportif, religieux, etc. Chaque champ est organisé selon une logique propre déterminée par la spécificité des enjeux et des atouts que l’on peut y faire valoir. Les interactions se structurent donc en fonction des atouts et des ressources que chacun des agents mobilise, c’est-à-dire, pour reprendre les catégories construites par Bourdieu, de son capital, qu’il soit économique, culturel, social ou symbolique.
Le champ est un espace social de position où tous les participants ont à peu près tous les mêmes intérêts mais où chacun a en plus des propres intérêts en fonction de sa position dans le champ. Chaque champ a ses règles spécifiques mais on peut retrouver des règles générales : lutte entre les anciens et les nouveaux, tous acceptent les enjeux du champ et tous souhaitent sa survie.
La violence symbolique
La notion de violence symbolique renvoie à l’intériorisation par les agents de la domination sociale inhérente à la position qu’ils occupent dans un champ donné et plus généralement à leur position sociale. Cette violence est infra-consciente et ne s’appuie pas sur une domination intersubjective (d’un individu sur un autre) mais sur une domination structurale (d’une position en fonction d’une autre). Cette structure, qui est fonction des capitaux possédés par les agents, fait violence car elle est non perçue par les agents. Elle est donc source d’un sentiment d’infériorité ou d’insignifiance qui est uniquement subi puisque non objectivé. La violence symbolique trouve son fondement dans la légitimité des schèmes de classement inhérent à la hiérarchisation des groupes sociaux.
Voir aussi : La Reproduction
Une théorie de l’espace social
Pierre Bourdieu a construit, notamment dans
La distinction, une théorie complexe de l’espace social, au croisement des traditions marxiste et weberienne. Cette théorie se propose d’expliquer principalement 1) la logique de constitution des groupes sociaux à partir des modes de hiérarchisation des sociétés, 2) les styles de vie et les luttes que se livrent ces groupes sociaux, 3) les modalités de reproduction des hiérarchies sociales et des groupes sociaux.
Hiérarchisation et constitution des groupes sociaux
Bourdieu, essentiellement dans
La distinction, propose une théorie originale de la hiérarchisation de l’espace social, à partir d’une relecture de
Max Weber. Cette théorie s’oppose à la tradition marxiste, pour laquelle les sociétés se structurent à partir des processus de production économique. Ainsi, dans ce que les marxistes appellent le mode de production capitaliste, la production est structurée autour du rapport de production opposant producteurs directs (les ouvriers) et possesseurs des moyens de production (les capitalistes). Le
Capitalisme crée ainsi deux classes sociales, les ouvriers et la bourgeoisie capitaliste. Ces deux classes sont en lutte, la bourgeoisie exploitant, selon les marxistes, les ouvriers. La production économique structure ainsi la société en créant des classes sociales antagonistes.
Bourdieu refuse cette théorie de l’espace social. Il pense, en effet, à la suite de Max Weber que les sociétés ne se structurent pas seulement à partir de logiques économiques. Bourdieu propose ainsi d’ajouter au Capital économique, ce qu’il nomme, par analogie, le capital culturel. Il lui semble, en effet, que dans les sociétés modernes, la quantité de ressources culturelles que possèdent les agents sociaux joue un rôle essentiel dans leur position sociale. Par exemple, la position sociale d’un individu est, pour Bourdieu, tout autant déterminée par le diplôme dont il dispose que par la richesse économique dont il a pu hériter.
Bourdieu construit ainsi une théorie à deux dimensions de l’espace social, qui s’oppose à la théorie unidimensionnelle des marxistes. La première dimension est constituée par le capital économique possédé, la deuxième par le capital culturel. Un individu se situe quelque part dans l’espace social en fonction à la fois du volume total des deux capitaux qu’il possède, mais également de l’importance relative de chacun des deux types de capital dans ce volume total. Par exemple, parmi les individus dotés d’une grande quantité de capitaux, et qui forment la classe dominante d’une société, Bourdieu oppose ceux qui ont beaucoup de capital économique et moins de capital culturel (la bourgeoisie industrielle pour l’essentiel), situés en haut à droite du schéma ci-dessous, aux individus qui ont beaucoup de capital culturel mais moins de capital économique, situés en haut à gauche du schéma (les professeurs d’université, par exemple).
Bourdieu insiste sur le fait que sa vision de l’espace social est relationnelle : la position de chacun n’existe pas en soi, mais en comparaison des quantités de capital que possèdent les autres agents. D’autre part, si Bourdieu pense que capital culturel et capital économique sont les deux types de ressources qui structurent le plus en profondeur les sociétés contemporaines, il laisse la place à tout autre type de ressources, qui peuvent, en fonction de chaque société particulière, occuper une place déterminante dans la constitution des hiérarchies sociales.
Bourdieu, à partir de cette théorie de la hiérarchisation de la société, cherche à comprendre comment se construisent les groupes sociaux. À la différence des marxistes, Bourdieu ne croit pas que les classes sociales existent, en soi, objectivement, conformément à la position dite « réaliste ». Au contraire, si le sociologue peut, à partir des différences de comportements sociaux par exemple, construire des classes sociales « sur le papier », il ne va pas de soi que les individus se considèrent comme en faisant partie. De nombreuses études ont ainsi pu montrer que le nombre d’individus se considérant comme faisant partie de la « classe moyenne » est bien supérieur à celui que l’on aurait à partir d’une définition « objective » de cette appartenance. Toutefois, Bourdieu ne pense pas non plus que les classes sociales n’ont aucune réalité, qu’elles ne sont qu’un regroupement arbitraire d’individus, à la façon de la position « nominaliste ». Bourdieu pense qu’une partie essentielle du travail politique consiste à mobiliser les agents sociaux, à les regrouper symboliquement, afin de créer ce sentiment d’appartenance, et de constituer ainsi des classes sociales « mobilisées ». Mais cela a d’autant plus de chance de réussir que les individus que l’on tente ainsi de réunir sont objectivement proches dans l’espace social.
Espace des styles de vie et luttes symboliques
Pour Bourdieu, les styles de vie des individus sont le reflet de leur position sociale. Ainsi, Bourdieu s’efforce de faire apparaître une forte corrélation entre les manières de vivre, sentir et agir des individus, leurs goûts et leurs dégoûts en particulier, et la place qu’ils occupent dans les hiérarchies sociales. Cette corrélation entre positions sociales et pratiques sociales est illustré par le diagramme au dessus, qui fait correspondre à un espace des positions sociales, un espace des pratiques sociales, culturelles et politiques.
L’habitus est une des médiations fondamentales de cette corrélation. Les individus, en vivant un certain type de vie sociale, acquièrent également des dispositions culturelles spécifiques. Ainsi, les ouvriers (cf. supra) condamnés à une vie où la nécessité économique domine, ont une vision fonctionnelle de la nourriture, qui doit être avant tout nourrissante, ou de l’art, qui ne peut être que réaliste. Ils conçoivent de même leur corps comme un instrument qu’il faut affermir et attendent ainsi de la pratique du sport plus de force physique.
Toutefois, Bourdieu pense que dans cet espace des styles de vie se joue un aspect essentiel de la légitimation de l’ordre social. En effet, dans la mesure où les pratiques sociales sont hiérarchisées et que ces hiérarchies reflètent les hiérarchies sociales sous-jacentes, les styles de vies ont de puissants effets de distinction et de légitimation. Par exemple, les groupes sociaux dominants en aimant des musiques plus valorisées socialement que les groupes sociaux dominés trouvent, dans le même temps, une source de distinction dans leurs goûts. Mais cette distinction est aussi légitimation : les groupes sociaux dominants sont distinguées car ils aiment des musiques distinguées.
Pierre Bourdieu pense ainsi qu’une partie de la lutte entre groupes sociaux prend la forme d’une lutte symbolique. Les individus des groupes sociaux dominés s’efforcent, en effet, d’imiter les pratiques culturelles des groupes sociaux dominants pour se valoriser socialement. Toutefois, les individus des groupes sociaux dominants, sensibles à cette imitation, ont alors tendance à changer de pratiques sociales : ils en cherchent de plus rares, aptes à restaurer leur distinction symbolique. C’est cette dialectique de la divulgation, de l’imitation et de la recherche de la distinction qui est, pour Bourdieu, à l’origine de la transformation des pratiques culturelles.
Cependant, dans ces luttes symboliques, les classes dominées ne peuvent être que perdantes : en imitant les classes dominantes, elles en reconnaissent la distinction culturelle ; sans pouvoir la reproduire jamais. « La prétention part toujours battue puisque, par définition, elle se laisse imposer le but de la course, acceptant, du même coup, le handicap qu’elle s’efforce de combler ».
On retrouve ici l’idée fondamentale de Bourdieu sur l’espace social : celui-ci est relationnel. Il n’y a pas de goûts qui soient en eux-même vulgaires : s’ils le sont, c’est parce qu’on les oppose à d’autres définis comme distingués. Le Golf ne pourrait être distingué s’il n’existait pas d’autres sports, comme le Football, auquel on puisse l’opposer. De fait, la distinction des pratiques sociales se modifient avec le temps, essentiellement en fonction de leur adoption par les classes sociales les plus basses.
Le diagramme au dessus ne représente donc qu’un moment du lien entre positions sociales et pratiques sociales et culturelles. Ce lien change avec les luttes sociales de distinction. Ainsi, le tennis est aujourd’hui bien moins distingué qu’au moment de la réalisation des enquêtes (qui datent des années 1960) dont est tiré ce graphique . Et, de fait, sa pratique s’est largement vulgarisée au sein de la petite bourgeoisie.
Les styles de vie sont ainsi objectivement distingués : ils reflètent les conditionnements sociaux qui s’expriment à travers l’habitus. Mais ils sont aussi le produit de stratégies de distinction, par lesquels les individus visent à restaurer la valeur symbolique de leurs pratiques et goûts culturels à mesure de leur imitation par des groupes sociaux moins privilégiés.
La reproduction des hiérarchies sociales
La reproduction de l’ordre social passe, pour Bourdieu, à la fois par la reproduction des hiérarchies sociales et par une légitimation de cette reproduction. Bourdieu pense que le système d’enseignement joue un rôle important dans cette reproduction, au sein des sociétés contemporaines. Bourdieu élabore ainsi une théorie du système d’enseignement qui vise à montrer :
- qu’il renouvelle l’ordre social, en conduisant les enfants des membres de la classe dominante à obtenir les meilleurs diplômes scolaires leur permettant, ainsi, d’occuper à leur tour des positions sociales dominantes,
- qu’il légitime ce classement scolaire des individus, en masquant son origine sociale et en faisant de lui, au contraire, le résultat des qualités innées des individus, conformément à l’« idéologie du don ».
Dans La reproduction, Pierre Bourdieu, avec Jean-Claude Passeron, s’efforce de montrer que le système d’enseignement exerce un « pouvoir de violence symbolique », qui contribue à donner une légitimité au rapport de force à l’origine des hiérarchies sociales. Comment cela est-il possible ? Bourdieu croit, tout d’abord, constater que le système éducatif transmet des savoirs qui sont proches de ceux qui existent dans la classe dominante. Ainsi, les enfants de la classe dominante disposent d’un capital culturel qui leur permet de s’adapter plus facilement aux exigences scolaires et, par conséquent, de mieux réussir dans leurs études. Cela, pour Bourdieu, permet la légitimation de la reproduction sociale. La cause de la réussite scolaire des membres de la classe dominante demeure en effet masquée, tandis que leur accession, grâce à leurs diplômes, à des positions sociales dominantes est légitimée par ces diplômes. Comme il le note, « les verdicts du tribunal scolaire ne sont aussi décisifs que parce qu’ils imposent la condamnation et l’oubli des attendus sociaux de la condamnation ». Autrement dit, pour Bourdieu, en masquant le fait que les membres de la classe dominante réussissent à l’école en raison de la proximité entre leur culture et celle du système éducatif, l’école rend possible la légitimation de la reproduction sociale.
Ce processus de légitimation est, pour Bourdieu, entretenu par deux croyances fondamentales. D’une part, l’école est considérée comme neutre et ses savoirs comme pleinement indépendants. L’école n’est donc pas perçue comme inculquant un arbitraire culturel proche de celui de la bourgeoisie - ce qui rend ses classements légitimes. D’autre part, l’échec ou la réussite scolaire sont, le plus souvent, considérés comme des « dons » renvoyant à la nature des individus. L’échec scolaire, processus fondamentalement social, sera donc compris par celui qui le subit comme un échec personnel, renvoyant à ses insuffisances (comme son manque d’intelligence, par exemple). Cette « idéologie du don » joue, pour Bourdieu, un rôle déterminant dans l’acceptation par les individus de leur destin scolaire et du destin social qui en découle.
Ces thèses sont reprises et développées dans La Noblesse d’État publié en 1989 en collaboration avec Monique de Saint-Martin. Bourdieu met en avant l’emprise de plus en plus grande de ce qu’il nomme le mode de reproduction à composante scolaire, qui fait du diplôme un véritable droit d’entrée dans les entreprises bureaucratiques modernes, même pour la bourgeoisie industrielle qui s’en est longtemps passé pour transmettre ses positions sociales. Aujourd’hui, presque toutes les classes sociales sont condamnées à assurer l’obtention par leurs enfants de diplômes scolaires à même de reproduire leur position sociale, jusque et y compris les propriétaires d’entreprise, dont les enfants doivent avoir un diplôme pour diriger à leur tour l’entreprise. Cela a transformé profondément le système scolaire, en particulier le champ des grandes écoles du pouvoir. Ainsi, Bourdieu s’efforce de montrer que les grandes écoles traditionnelles, où les compétences scolaires traditionnelles dominent, sont aujourd’hui concurrencées par de nouvelles écoles, proche du pôle dominant du champ du pouvoir. L’École normale supérieure a ainsi perdu sa place dominante au profit de l’ENA. Dans le même temps, des « écoles refuges » (souvent des écoles de gestion comme l’European Business School, pour reprendre l’exemple de Bourdieu), aux exigences scolaires faibles, sont apparues, dont la fonction est de permettre à des enfants issus des classes dominantes d’acquérir des diplômes qu’ils ne peuvent obtenir dans les grandes écoles.
Sociologies spécialisées
Pierre Bourdieu a, à partir de son appareil conceptuel, abordé l’étude de nombreux sous-champs de la sociologie, comme la sociologie du sport, la sociologie politique, la sociologie religieuse, etc.
La sociologie des médias
Article détaillé : .Critiques
L’oeuvre de Pierre Bourdieu a été l’objet d’une attention critique toute particulière, à la mesure de son influence dans les sciences sociales. Il est difficile de faire apparaître une seule ligne de force dans ce qui est reproché à un travail étalé sur près de quarante ans. Ces critiques (pour se limiter à celles des milieux académiques) sont venues de diverses écoles de pensées en sciences sociales — des marxistes aux partisans de la théorie de l’acteur rationnel — et ont porté sur des aspects très divers de ce travail.
Une critique domine, toutefois : celle-ci porte sur la nature des déterminations sociales dans la théorie de Pierre Bourdieu, qui sont décrites comme rigides et simplificatrices (critique du « déterminisme »). Au concept d’habitus, on a pu ainsi reprocher de poser à nouveau les problèmes qu’il entendait résoudre : entre le déterminisme absolu des structuralistes (où le sujet est soumis à des règles) et la liberté sans limite des existentialistes, le concept d’habitus, pensé par Bourdieu pour dépasser cette opposition, n’y parvient sans doute qu’incomplètement, penchant vers une certaine forme de déterminisme. L’action des agents est, en effet, en dernière analyse, le produit des déterminismes que fait peser sur eux le monde social et qui trouvent leur reflet dans les dispositions constitutives de leur habitus.
Pierre Bourdieu est également critiqué pour son emploi d’un important jargon et de néologismes derrière lesquels se trouvent des idées que certains de ses critiques considèrent comme simples. Dans Questions de sociologie, Pierre Bourdieu défend l’utilisation d’un vocabulaire et d’une syntaxe complexes : un langage spécifique est nécessaire pour être précis, et rompre avec les « automatismes de la pensée ». Les sciences sociales utilisent la langue ordinaire comme un outil : elles doivent donc modifier cette langue, en ce qu’elle transmet, dans son vocabulaire, des représentations et des visions non scientifiques de la société. Il note également que cette exigence d’accessibilité n’est demandée qu’à la sociologie, et non à d’autres disciplines comme la philosophie ou la physique.
Principales oeuvres de Bourdieu
Article détaillé : . Les titres signalés par un * sont les plus accessibles.
- Les Héritiers. Les étudiants et la culture, avec Jean-Claude Passeron, Minuit, 1964 (Extraits)
- L’Amour de l’art. Les musées et leur public, Minuit, 1966, 1969, avec Alain Darbel, Dominique Schnapper
- Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, 1965, avec Luc Boltanski, Robert Castel, Jean-Claude Chamboredon
- Le Métier de sociologue, avec J.-C. Passeron et J.-C. Chamboredon, Bordas : Mouton, 1968
- La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, 1970
- Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Droz, 1972
- La distinction : critique sociale du jugement, Minuit, 1979
- Le Sens pratique, Minuit, 1980
- Questions de sociologie, Minuit, 1981 *
- Ce que parler veut dire : économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982
- Homo academicus, Minuit, 1984
- Choses dites, Minuit, 1987 *
- La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989
- Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992
- Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Seuil, 1992, avec Loïc Wacquant *
- La Misère du monde, Seuil, 1993 *
- Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil, 1994 *
- Sur la télévision, suivi de L’emprise du journalisme, Liber, 1996 *
- Méditations pascaliennes, Seuil, 1997
- La Domination masculine, Seuil, 1998
- Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001
- Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Seuil, 2002
- Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004 *
Prix et distinctions
- 1993 : Médaille d'or du CNRS
- 1997 : 5e prix Ernst Bloch de la ville de Ludwigshafen
- 1996 : Goffman Prize (Berkeley)
- 1999 : membre du comité éditorial de The International Scope Review
- 2000 : Huxley Medal (Royal Anthropological Institute)
- 2001 : Corresponding Fellow de la British Academy
Annexes
Filmographie
- La sociologie est un sport de combat de Pierre Carles : documentaire cinématographique sur l’engagement intellectuel de Bourdieu (en salle en 2001, en dvd en 2007).
- Dans Enfin pris de Pierre Carles, le documentariste s’appuie sur un passage de Pierre Bourdieu dans l’émission de Daniel Schneidermann : Arrêt sur images, pour expliciter la théorie du sociologue sur le champ médiatique.
- le champ journalistique est une intervention filmée de Pierre Bourdieu au Collège de France, c’est cette intervention qui sera à l’origine du livre Sur la télévision
- Entretien Pierre Bourdieu et Günter Grass, Arte, diffusé le 5/12/1999
- Bourdieu, Grand entretien du Cercle de minuit avec Laure Adler, France télévision (France 2), avril 1998
- Bourdieu, Réflexions faites, émission de la SEPT, 31/03/1991
- Pierre Bourdieu, Chercheur de notre temps, vidéo du CNDP (France), 1991
- Pierre Bourdieu, Grands entretiens, Antenne 2 avec Antoine Spire, Miguel Benasayag et Pascale Casanova, 1990. Cf. Si le monde social m'est supportable… éditions de L'Aube, 2004.
- Entretien de Pierre Bourdieu avec Didier Eribon, cassette vidéo du CNRS, 1984.
Articles connexes
Pages sur ce thème sur les projets Wikimedia :
Anecdotes
- En 1981, Bourdieu avec Gilles Deleuze et d'autres intellectuels soutinrent le principe de la candidature de Coluche à l’élection présidentielle. Bourdieu voyait dans les accusations de poujadisme portées contre la candidature de Coluche par les hommes politiques, la volonté de ces derniers de préserver leur monopole de la représentation politique, et de se protéger contre la menace d’un « joueur » qui refuse les règles habituelles du jeu politique, montrant ainsi leur arbitraire .
- Pierre Bourdieu avait l’habitude de garder dans son bureau une carte de voeux imitant celles de fin d’année mais sur laquelle il était inscrit « Joyeux bordel ! » au lieu de « Joyeux noël ! ». Cette carte lui avait été offerte par ses étudiants.
Liens externes
Notes
..